Les strates
Il y a d'abord eu un dessin très conventionnel, dicté par le savoir-faire, l'encre apprivoisée, le geste connu. J'en étais satisfaite, j'aimais la trace, le grain du papier, visible, le mouvement, agréable à l'œil. C'est tout.
Je ne sais pourquoi (la place qui me restait sur le papier? La frustration d'être restée en surface?), il m'a fallu en faire un deuxième, un peu plus bas sur la page.
J'ai eu le sentiment que de la surface, je descendais juste en-dessous de la peau, dans une sorte de zone-tampon au-dessus de mes émotions, déjà un peu perceptibles, mais pas vraiment en contact avec elles. Un peu comme sur un matelas pneumatique posé sur la mer: j'en sentais les mouvements, mais je n'y étais pas plongée. Je flottais au-dessus, portée par la force d'Archimède, sans me mouiller.
Il m'a fallu en faire un troisième sous les deux premiers.
Là, j'ai eu le sentiment de plonger vraiment. J'ai oublié l'image.
Bonheur d'abord, liberté retrouvée, intensité de l'instant, être… J'ai oublié les mots.
Ce n'était plus moi qui traçais. Plus de je. Seulement du jeu.
J'ai juste vibré à l'unisson et joué avec ce qui se traçait.
En regardant ce dessin, j'ai aujourd'hui encore ce sentiment d'amour et d'unité qui n'est pas lié à son aspect extérieur, à ses qualités visuelles. Il n'est pas flatteur de mon égo: je me sens lui, c'est simplement moi. Il est juste, reflet changeant des mes émotions de l'instant, de mon corps, de mes sensations.
Des trois, c'est celui où mon regard revient sans cesse. Je m'y promène, je m'en délecte, je m'y roule. Il est image, mais il est toucher, mouvement, tiédeur, enveloppement, stimuli visuels, sourd et calme clapotis, vibrations.
Sourire béat.
Puis j'ai relevé la tête, et le premier dessin m'est à nouveau apparu. Je n'ai pas supporté sa vue policée, lisse, vide… Et je l'ai attaqué à l'encre et au crayon.
Quitte à ce que ce soit une peau, autant que ce ne soit pas une armure. Autant qu'elle ne me sépare pas de moi. Autant qu'elle parle, qu'elle dise toutes les traces dont elle se souvient.
J'ai failli passer à travers le papier.
Puis je me suis apaisée, et les trois dessins ont enfin pu cohabiter sur le même papier.
Egalement publié sur le MAB.