Dubuffet, Asphyxiante culture 3
"[…] le grand mal auquel je pense est l'effet dévastateur du prestige conféré à certains ouvrages – par les prix marchands qu'ils obtiennent et par les hommages qui s'ensuivent (ou vice versa). Les honneurs démesurés rendus à ces ouvrages apparaissent au public motivés par des raisons obscures, le persuadent que la valeur des productions d'art résulte de critères qu'il ne perçoit pas, le détournent en conséquence de s'aventurer à y porter lui-même affection et encore plus à s'y adonner pour son propre compte. Les officiers de culture se complaisent d'ailleurs à maintenir cette démoralisation du public, voire à l'aggraver tant qu'ils peuvent dès lors que, solidaires du corps d'Etat qui est constitué gardien de la notion de valeur, et chargé d'attribuer les brevets de valeur, il est pour eux capital de la présenter comme mystérieuse et rare, perceptible à eux seuls, ne pouvant naître qu'en leurs rangs. Toute leur vigilance est mobilisée à empêcher que le public puisse mettre en question le privilège de leur Eglise et fasse crouler tout le système en prenant l'idée que ces valeurs sont imaginaires et que l'est pour commencer la notion de valeur elle-même.
Les artistes sont, à peu près tous sans exception, complices de cette imposture, plutôt d'ailleurs à cause d'un enchaînement que par impulsion directe. Sans la pression de l'état de choses existant, c'est seulement d'affection pour leurs œuvres qu'ils seraient en quête […]"
Dubuffet soulève là les questions centrales du capitalisme: créer de la rareté pour accroître la valeur des choses est un mécanisme bien connu. Nous, artistes, tombons en courant dans le piège: nous nous précipitons par milliers vers un même but: concours, foire de l'art, distinctions, etc., certains que seul un nombre très restreint d'entre nous seront admis au cénacle, qui lui seul est en mesure d'adouber les heureux élus.
Tiens… ça me rappelle quelque chose… Cette course, originaire, dont nous sommes tous issus…
Est-ce vraiment pour entrer dans cette course que nous nous sommes mis à créer? Ne nous sommes pas plutôt conformés, à contre-cœur ou de gaîté de cœur, à la structure hyper-hiérarchisée de notre environnement?
Mais quelle est l'impulsion à créer, au départ, au tout début de notre désir?
Nous en souvenons-nous seulement?
On dit l'artiste égotiste, créant pour être aimé, reconnu, pour panser des blessures narcissiques (le grand enfant), ou lorsqu'il "réussit", pour gagner beaucoup d'argent (le grand imposteur)…
Si la structure sociale était différente, qu'en serait-il? On perçoit l'artiste depuis la structure sociale telle qu'elle est, et on l'y place commodément.
Et si l'on regardait les choses à l'envers, à partir de l'humain, tel qu'il a toujours été, en amont de la structure sociale?
La création est simplement fondamentalement humaine: le moyen d'exprimer ce que les mots ne permettent pas.
Nous partageons cet élan d'expression de l'indicible avec nos ancêtres depuis 35'000 ans.
C'est la façon qu'ont les individus de notre espèce d'exprimer ce qu'ils ressentent devant ce qui les dépasse – la sidération, l'angoisse, la transe, le désir, par des paroles qui ne séparent pas, mais les rassemblent.
D'une faculté universelle, cette société marchande a fait un objet de commerce.
De notre sensiblité la plus profonde, elle a taillé les rameaux qui auraient été disgracieux sur l'étal.
Et nous, artistes, nous nous laissons faire, car nous y sommes jusqu'au cou.
Merci encore, Jean, pour ces contrées où tes écrtis m'emmènent!