Orthographe, culture et symbolique
A lire autour de moi, sur internet, sur les forums, c'est une douleur, véritablement.
La langue est belle, les mots et leurs accords sont autant de trésors légués par les siècles.
Pour moi c'est un patrimoine saccagé, comme les visages lacérés dans les églises de Cappadoce, les saints lapidés par la révolution sur les portails des cathédrales, les bouddhas détruits par les talibans au Pakistan…
Au nom de la déculpabilisation, nous nous permettons de ravager ce qui a mis des siècles à se construire. Nous nions cet héritage, c'est une chose. Mais ce dont nous ne nous rendons pas compte, c'est que deux mots au son identique et à l'image différente produisent des évocations radicalement différentes dans l'imaginaire.
C'est d'ailleurs de cette façon que je sais l'orthographe: je reconnais l'image du mot, et à sa suite, tout un cortège d'images, de sensations, d'émotions et d'affects associés défilent en sarabande.
Si l'image est distordue, le cortège d'associations n'est pas appelé, le mot est vide, creux. C'est alors au prix d'un immense effort que je sur imprime à ce que je lis le mot qui est en moi, pour être en mesure d'appeler ces associations. C'est épuisant.
Certaines de ces associations sont très personnelles, et d'autres font partie d'expériences communes: la culture.
La culture, qu'on a tant décriée sous prétexte de liberté, n'est rien d'autre qu'un terrain de jeu commun, rempli d'archétypes, d'inconscient collectif, de belle langue, d'images anciennes, de jeux de mots et de sagesse populaire.
Lorsque le cortège des associations n'est pas appelé, il n'y a pas de terrain commun. On soliloque. On pourra dire que ça n'a aucune importance. Pour moi, c'est profondément attristant.
Je ne défends pas la culture en tant qu'outil de domination de ceux qui la possèdent sur ceux qui ne l'ont pas.
Je défends la culture et l'orthographe en tant que territoires d'imaginaire commun, lieux où nous pouvons manipuler des représentations communes et nous comprendre.
Si nous perdons cet imaginaire commun, nous perdrons le symbolique commun, ce qui est autrement plus grave.
Regardons autour de nous: beaucoup des absurdités du monde sont dues à la perte de ce symbolique commun. Il s'agit de la perte du pouvoir des mots, de la parole, de l'expression verbale, de la mise en forme des pensées en mots. Ce sont des pertes profondes qui mènent à la barbarie.
Lorsqu'en tant qu'adolescent, on ne peut plus dire: "Je ressens une énorme injustice, je ne comprends pas ce monde dans lequel vous me demandez de m'engager, je le refuse, je veux en construire un autre!", que fait-on?
On se procure un flingue, et on va tout dégommer.
C'est une illustration de la perte du symbolique – nous en voyons malheureusement souvent les effets, et ce n'est qu'un début…